- Introduction
- Contexte
- Vie
- Pensée
-
Œuvres
- Le plurilinguisme
- Lulle et la langue catalane
- La diffusion et la conservation
- Le Livre de contemplation
- Le Livre du gentil
- Le Livre de l'ordre de chevalerie
- La Doctrine puérile
- Roman d'Evast et Blaquerne
- Le Livre de l'ami et de l'aimé
- L'Art démonstrative
- Le Livre de merveilles
- Le Livre des bêtes
- Le Desconhort
- L'Arbre de science
- L'Arbre des exemples
- Le Chant de Raymond
- La Nouvelle rhétorique
- La Nouvelle logique
- Le Liber de fine
- L'Ars brevis
- Le Fantastique
- L'Art abrégée de prédication
- Répertoire d'images
- Base de Données / Dictionnaire
La démonstration et Art
L’ambition démonstrative de l’Art explique certains des changements que Lulle introduisit progressivement dans ses versions successives. Dans ce sens, le changement de dénomination donné à l’Art depuis sa première formulation (Ars compendiosa inveniendi veritatem ou Art abreujada d’atrobar veritat) jusqu’à la seconde (Art demostrativa) est assez significatif. L’Art demostrativa semble refléter, déjà dans son titre même, la volonté lullienne de présenter son artefact épistémologique comme une science qui entre bien dans les schémas aristotéliciens des Seconds analytiques, l’œuvre aristotélicienne qui, selon la tradition scolastique, traitait de la ‘démonstration’, des ‘raisons nécessaires’, par opposition à l’ars inventiva, la Dialectique, qui traitait des raisons probables. Cette volonté semble encore plus évidente si l’on considère ce nouveau titre de l’Art en accord avec une autre des nouveautés que l’Art demostrativa présente par rapport à l’Ars compendiosa inveniendi veritatem : la prétention de Lulle que son Art agit, non au moyen seulement de purs ‘signes’, sinon par trois sortes de démonstrations, la démonstration propter quid (par la cause), la démonstration quia (par l’effet) et la démonstration ‘per aequiparantiam’ (qui, selon lui, est la plus démonstrative de toutes, encore plus surtout que la propter quid à laquelle les scolastiques, en accord avec Aristote, réservaient ce privilège). Laissant de côté ce troisième type de démonstration, que Lulle présenta comme d’inspiration propre, on voit que les deux autres situent l’Art dans l’orbite des théorisations épistémologiques des Seconds analytiques.
Les Arts de Lulle postérieures à l’Art demostrativa n’abandonnèrent plus jamais ce domaine. Que du contraire. L’Illuminé Docteur tenta, dans chacune d’elles, d’étendre progressivement sa volonté (déjà présente dans cette dernière œuvre) de remettre en question les relations traditionnelles entre l’inventio et la demonstratio ; et ce dans le but d’effacer, en accord avec les directives stipulées pour la science dans les Seconds analytiques, les déficits démonstratifs inhérents à la Dialectique, tout en conservant en même temps les vertus ‘inventives’ caractéristiques de cette dernière discipline, vertus qui avait été mécanisées par Lulle au moyen de la combinatoire. Cette volonté, paradoxalement, amena l’auteur à créer une Art à la fois démonstrative (comme les sciences décrites dans les Seconds analytiques) et universelle (comme la Dialectique) qui rompait avec le modèle de science aristotélicien acceptant seulement des sciences démonstratives particulières. Une rupture qui fit de l’œuvre lullienne un point de référence inéluctable pour tous ces penseurs qui, comme Descartes ou Leibniz, voulurent, des siècles plus tard, réaliser des entreprises similaires.
Source: Josep M. Ruiz Simon, “«Quomodo est haec ars inventiva?» (l’Art de Llull i la dialèctica escolàstica)”, Studia Lulliana, 33 (1993 [1995]), p. 97-98.
Lulle était tout à fait conscient de la nouveauté de son projet épistémologique et insista souvent sur cet aspect. Mais ce serait une erreur de se centrer uniquement sur cette nouveauté et d’oublier que la nature et la signification de cette Art, ainsi que le sens de ce qu’elle apporta d’innovateur, ne peuvent être interprétés sans tenir compte de la ‘vieille’ épistémologie par rapport à laquelle elle se définit, celle que ses contemporains prétendaient suivre au pied de la lettre. Il faut insister, en ce qui concerne ce sujet, sur le fait que Lulle, à travers son Art, proposa, de manière explicite, une méthode d’argumentation qui est singulière, précisément, à cause de ses différences par rapport à certains des traits les plus caractéristiques de la théorie de la science scolastique aristotélicienne. Une méthode dans laquelle l’inventio et le judicium ne suivent pas des chemins parallèles, mais plutôt confluents, et qui se présente, explicitement, comme une scientia universalis ; partant de la négation du principe aristotélicien de l’aspect non communicable des principes des sciences relatifs aux divers genres de l’être, celle-ci rompt avec cette restriction aussi aristotélicienne qui, tout en imposant une science pour chaque genre, refuse la possibilité de démontrer les principes de chacune d’elles à l’intérieur d’une discipline générale.
Lulle proposa, en définitive, au XIIIe siècle, une sortie de la science scolastique qui signifiait l’oubli des deux divisions la définissant : celle qui existait entre la pars inveniendi et la pars judicandi de la logique et celle entre les diverses sciences particulières. Deux divisions qui, postérieurement, durant la Renaissance et le XVIIe siècle, seront considérées comme un obstacle propre à la scolastique qui empêchait la progression de la connaissance.